de Marcelle Delpastre ce poème que j'ai pris plaisir à copier pour vous
LA JOIE
Je mettrai ma joie dans la chair. Je n’entendrai pas une
autre parole.
Dans le pain qui sort du four, le lait frais, dans la
châtaigne qui fume quand on soulève le couvercle de l’oule ;
Là, je mettrai ma joie !
Quand elles s’ouvrent entre le premier soleil, dans les feuilles
de noisetier.
Dans l’odeur que le vent apporte de l’arbre vert, de l’herbe
en fleur, de la mer profonde.
Le bruit des grandes eaux et la terre aux fumantes labours.
Là je mettrai ma grande joie.
Je mangerai chaque jour les fruits de la saison ; je me
chaufferai devant le feu de flamme et de cendre.
Je dormirai
comme l’on dort au lit de chanvre et de plume.
J’apprendrai à marcher, d’un pied, de l’autre, je parlerai
sans hâte de toute bonne chose à dire.
J’essaierai l’haleine, qui va, qui vient ; je goûterai
l’air à pleine gorge, et la vie qui chante au fond du corps.
Là je mettrai ma meilleure joie.
J’écouterai mon corps affamé qui hume sa nourriture.
J’écouterai mon ventre plus qu’un désert, je le noierai de
vin.
J’écouterai mon corps qui a tant bramé d’amour dans les
combes de la mer morte.
Là je mettrai ma joie. Maintenant est venu le temps. Au vin
mûr je m’attends. Je m’attends à l’amour.
Au vin, à l’amour de la chair je m’attends, au plaisir qui
incline les joncs et les bouleaux dans son souffle.
Là je mettrai ma joie !
Là je mettrai ma joie, dans le vin, l’amour. Je cueillerai
mes raisins, je presserai la grappe.
J’aurais les mains pleines de sang, la forte odeur du vin me
terrasse.
Sous le poids des raisins je ploierai l’échine, c’est moi
qui suis la vigne ! c’est moi qui suis la grappe !
Sur mon corps vendangé passe le vent de l’amour, l’odeur de
la chair tendre.
De mon corps crucifié niassent les raisins de la colère, du
fond du corps monte un souffle nouveau.
De mes pieds encloués sortent les fontaines de la colère, de
mes mains clouées vient une branche nouvelle.
Là je mettrai ma joie !
Ici, j’ai mis mon sang. Mon seul espoir, ma joie. De mes
reins cloués sort un arbre nouveau.
De mes reins brûlés flambe le feu nouveau. De mes reins
desséchés coule un fleuve nouveau.
De mes reins glacés s’élève le vent de tempête, la mer se
creuse et se crève où passe le vent.
Maintenant, maintenant je porte le fardeau de pierres, le
tuf épais, les racines de la montagne !
Maintenant je m’en vais dans le désert du temps, entre
l’étoile et les pierres, et les soleils me font une fumée, une goutte d’eau.
Maintenant je m’en vais, ivre de sang, entre le vent et la
poussière. Et la fange soyeuse recevra mon repos.
Ici j’ai mis ma joie.
SAUMES PAGANS